L’Epidémie d’Octave Mirbeau
Farce en un acte, créée au Théâtre Antoine le 14 mai 1898 et publiée à la Librairie Charpentier-Fasquelle. Fait également partie du recueil Farces et Moralités.
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L’argument
Le conseil municipal est réuni car une épidémie de typhoïde commence à frapper les casernes et les quartiers pauvres de la ville. Totalement insensibles au sort des militaires et des pauvres, les conseillers refusent tous les crédits destinés à l’assainissement de la ville, jusqu’à ce qu’ils apprennent qu’un bourgeois vient de décéder de la fièvre. Les éloges grotesques à ce bourgeois anonyme se succèdent et les crédits sont débloqués…
Autour de la pièce.
Pierre Michel dans la préface de L’Epidémie rapporte que cette pièce a été écrite à la suite d’un reportage qu’Octave Mirbeau a effectué à Lorient pour le Figaro. Nous avons retrouvé cet article sur Gallica, qui contient tous les éléments dramatiques de cette terrible farce.
Un extrait
Le Maire.
Justement, Messieurs… et c’est là où je voulais en venir… (Confidentiel.) Le préfet maritime est fort en colère !… Je l’ai vu hier soir… Il m’a dit que cela ne pouvait pas durer… Il prétend que les casernes sont d’immondes foyers d’infection… (Rumeurs.)… que l’eau bue par les soldats est plus empoisonnée que le purin des étables… (Rumeurs.) Bref, Messieurs, il exige que nous reconstruisions les casernes… (Protestations.)… que nous amenions de l’eau de source dans les casernes… (Tollé général.) Il exige encore…
Le Membre de l’opposition, levant les bras.
Il exige !… Il exige !… mais c’est de l’insolence !…
Le Membre de la majorité, même jeu.
De la folie !
Le Membre de l’opposition, tapant sur la table.
Du gaspillage !
Premier Conseiller.
Nous n’avons pas d’argent pour de telles fantaisies… La commune est obérée… Il nous faut reconstruire le théâtre.
Deuxième Conseiller.
Décorer l’hôtel de ville… (Il montre la salle.) Car enfin est-ce un hôtel de ville ?… À quoi ressemblons-nous dans cette baraque ?
Premier Conseiller.
Il est inouï, le préfet !… Il est inouï !
Le Membre de la majorité.
Si les soldats n’ont pas d’eau… qu’ils boivent de la bière !
Le Membre de l’opposition.
Si les casernes sont malsaines… eh bien, qu’ils campent !…
Plusieurs voix.
Mais oui ! C’est cela !
Le Maire.
Sans doute ! vous avez raison… En principe vous avez raison… Mais vous connaissez le caractère autoritaire, violent, tout d’une pièce, de notre préfet maritime… Il m’a fait entendre qu’il déplacerait les régiments… qu’il les enverrait dans une autre ville… Plus de commerce, Messieurs… plus de musique, le dimanche !… Ce serait une véritable catastrophe pour notre chère population… « Je ne peux pourtant pas laisser crever mes soldats comme des mouches », m’a-t-il dit…
Le Membre de l’opposition.
Allons donc ! Il veut nous faire peur… Est-ce qu’on déplace un arsenal français comme un cirque américain ?… Est-ce qu’on transporte un port de guerre comme des chevaux de bois ?…
Le Membre de la majorité.
Et puis, c’est malheureux, soit !… Plaignons-les, je le veux bien… mais les soldats sont faits pour mourir !…
Le Membre de l’opposition.
C’est leur métier de mourir !…
Le Membre de la majorité.
Leur devoir de mourir !…
Le très vieux Conseiller.
Leur honneur de mourir !
Le Membre de l’opposition.
Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerres, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme !… S’il n’y avait pas d’épidémies, Messieurs, où donc les soldats apprendraient-ils aujourd’hui le mépris de la mort… et le sacrifice de leur personne à la patrie ?…
Le Maire.
S’il n’y a plus de guerres, il y a toujours des conseils de guerre !…
Le Membre de l’opposition, haussant les épaules et continuant.
Où donc cultiveraient-ils cette vertu si française : le courage ?… Ce qu’on nous demande, c’est de consacrer une lâcheté !
Le Membre de la majorité.
De déconsidérer l’armée !
Le Membre de l’opposition.
De diminuer l’honneur national… de tuer le patriotisme !… Eh bien, non ! (Assentiment général.)
Le Docteur Triceps. (Il se lève… Mouvement d’attention.)
Je m’associe aux idées si généreusement exprimées par mes honorables collègues… J’irai plus loin… Aujourd’hui la science est aux microbes, à l’eau de source, aux logements salubres… à l’an-ti-sep-tie !… (Avec mépris.)… à l’hygiène !… (Il hausse les épaules.) C’est là une simple hypothèse, Messieurs… une hypothèse… de littérateur, d’intellectuel, qu’aucune expérience décisive et loyale n’est venue confirmer… Demain d’autres théories, inverses à celle-là, se succéderont, aussi peu probantes… aussi peu démontrées par les faits… Eh bien, les communes doivent-elles subordonner leur activité progressiste et leurs ressources budgétaires aux fantaisies inconsistantes et ruineuses des savants ?… Doivent-elles se plier aux caprices d’une science qui ne sait ce qu’elle veut et qui se dément, elle-même, tous les huit jours ?… Je ne le pense pas ! (Applaudissements.) Et pourtant, moi aussi, je suis un savant ! (Applaudissements.)
Deuxième Conseiller.
Très bien !… Très bien !…
Le Docteur Triceps.
Nos pères, Messieurs, ignoraient ces choses… Ils ignoraient les bacilles, les bouillons de culture, les sérums, les inoculations, les vaccinations, les microbiographies et les commissions d’hygiène !… Ils ne savaient pas ce que c’est que les congrès médicaux, ce que c’est que M. Brouardel !… Ils se contentaient des maisons et de l’eau qu’ils avaient !… Ils ne prenaient même pas de bains !… même pas de bains !… comprenez-vous ?… Or l’histoire ne nous dit pas qu’ils se soient plus mal portés pour cela !… Au contraire !
Pour aller plus loin :
Tout le théâtre d’Octave Mirbeau
Biographie d’Octave Mirbeau
Le site mirbeau.asso.fr consacré à Mirbeau
Publication aux Editions La Comédiathèque
Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.
Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.
Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.
ISBN 978-237705-103-8
Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché.
Prix TTC : 14,00€